Blues 3

Hôtel J. 16 heures 40. Sur le parking, en arrivant, j'ai vu quelques bolides allemands hors de prix garés en épis. Un mot m'est venu à l'esprit. Obscène. Le monde a été bousillé pour que des types sans scrupules puissent se payer ce genre de bagnole. Passons. J'ai besoin de venir ici. Pour moi, cet endroit est comme un hôpital psychiatrique de jour où je peux trouver calme et gentillesse, même si cette dernière n'est pas tout à fait naturelle. J'ai mes habitudes, on me fout la paix. Je vois quelques personnes et ça me suffit. La journée d'hier fut difficile. Je sentais de l'agressivité de toute part. J'avais l'impression que je n'allais pas réussir à rentrer sans me faire tabasser. Un état pathologique, incontrôlable sans chimie. J'ai fini par avaler un cachet. Une demi-heure après, j'étais presque enclin à fraterniser avec le premier Cerbère venu. Les médicaments me tueront mais sans eux, je serais mort depuis belle lurette. C'est comme si un type vous sauvait de la noyade et que des années après il vous poussait à la flotte. Dans un sens, vous êtes quittes.
Je me suis remis à souffler dans mon trombone, malgré les acouphènes qui me traversent le crâne en permanence. Ça faisait des années qu'il m'attendait démonté dans sa boîte. Tout est revenu après quelques jours d'exercice. Il me faut encore un peu de temps pour aller chercher certains aigus. C'est un instrument fabuleux. Mes oreilles ne me permettront peut-être pas de continuer bien longtemps à jouer. J'ai dû renoncer à beaucoup de choses durant toutes ces années. Écrire est probablement la dernière activité que je pourrai faire. J'aime le peu de moyens que cela nécessite. Un stylo, une feuille. J'écris peu sur papier, je l'avoue. Mon écriture est dégueulasse et m'empêche d'avoir un regard clair sur ma prose alors j'utilise un ordinateur. J'ai besoin de la neutralité d'une police de caractère classique. Je crois que mon écriture manuelle reflète mon état. On dirait que mes mots ont eu un accident. Une vraie casse... J'ai connu un type, un ami de mon père, qui avait une écriture étonnante. On aurait dit qu'il avait une main artificielle branchée sur un processeur. Ses lettres étaient parfaites, identiques et d'une symétrie irréprochable. Je l'enviais. Le seul truc qui me consolait, c'est qu'il faisait des ronds sur les i de façon puérile. Peut-être qu'il n'osait pas faire des cœurs, qui sait? Je suis retombé par hasard sur son écriture en triant des cassettes audio et je dois admettre que le charme s'est évaporé avec les années. Maintenant, j'aime les écritures adultes, rapides, efficaces, allant à l'essentiel tout en conservant une certaine grâce.
Je sens qu'il faut que je parte d'ici. Voilà presque deux heures que j'écrase mon séant dans ce fauteuil club et que je m'abime les yeux avec l'écran de mon smartphone. La musique devient indigeste. Sauve qui peut!