1982

Publié par memoires-polaroides sur 15 Novembre 2020, 19:59pm

Il est presque 18 heures. Je suis chez moi, assis derrière mon bureau, dans ma bulle. Silence total ou presque. J'entends juste mes acouphènes et le tapotis de mon clavier d'ordinateur. Je n'ai pas envie d'alcool ce soir, peut-être à cause de ce tour de vélo que je viens de faire entre chien et loup, caressé par un vent doux charriant des volées de feuilles mortes échappées des arbres se balançant lentement dans la pénombre. Novembre a des allures d'octobre. Les saisons sont moins marquées. Nous allons vers la chaleur.

Il est rare que je n'écoute pas de musique. C'est une nourriture dont mon esprit est friand. Une fête. J'esquisse parfois quelques pas de danse, maladroitement mais avec conviction. Ça me prend, comme ça. Jazz, soul, funk, rap américain jazzy, et j'en passe. Comment peut-on vivre sans musique ?

Un vieil ami à moi, Paul, qui aujourd'hui doit avoir dans les 85 ans, et que je ne vois plus (parce qu'il l'a décidé. Il ne voit plus grand monde), à cette particularité très peu répendue chez les humains qui est de ne pas aimer la musique, quelle qu'elle soit. Les gens comme ça m'ont toujours fasciné, peut-être plus que ceux que le sexe n'a jamais intéressé.

Paul avait reçu, il y a bien longtemps, un cadeau venant de son fils, Daniel. Une chaîne stéréo. Autant offrir une toile à un aveugle mais je pense que ce geste partait d'un bon sentiment. Daniel nourrissait l'espoir que grâce à cette hi-fi dernier cri, son père donnerait naissance à un embryon d'oreille musicale. En passant, Daniel était un fou de musique et possédait un studio d'enregistrement. C'est pourquoi l'anhédonie de son paternel devait constituer un sujet de discorde récurrent. La chaîne fut installée dans un coin de l'appartement de Paul, sûrement pour faire plaisir à son fils, au départ, puis les haut-parleurs ont fini par servir de support pour une plante verte. Enfin, Paul a coupé à ras les câbles les reliant à la chaîne.

Est-ce à partir de là que le lien fragile qui unissait encore les deux hommes a été lui aussi sectionné ? Je n'en sais rien.

Je l'aimais beaucoup, Paul. Il avait juste cette particularité que je trouvais très étrange.

Lorsque le premier lecteur CD de salon est sorti, je l'ai acheté, avec deux disques compacts. Je m'en souviens encore. Il s'agissait d'« Eliminator » des ZZ Top et de « Carmina Burana » de Carl Orff, choix pour le moins éclectique. C'était le début des années 80. J'avais installé ledit lecteur (cette merveilleuse invention qui aujourd'hui est encore moins bien considérée qu'un grille-pain) dans ma chambre, relié à deux vieilles enceintes qu'il propulsa au summum du son haute définition. Mon père et moi écoutions les guitares électriques et les voix éraillées des barbus de ZZ Top (dont le blues rock, à l'époque, envahissait la planète) ainsi que les choeurs du controversé Carl Orff avec admiration et délectation, autant pour la qualité des musiciens que pour la prouesse technologique de Philips qui avait numérisé les émotions et envoyé valser le vinyle dans les cordes du ring de la modernité. Un son pur, sans le feux de cheminée caractéristique des 33 tours ni le souffle désagréable des cassettes audio. Un vrai miracle ! Mon paternel adorait les gadgets mais là, ça n'en était pas un. Il s'agissait, pour les mélomanes que nous étions, d'une avancée presque aussi étourdissante que le premier homme sur la lune. Bon, j'en rajoute un brin... Toujours est-il que ça fait partie des chouettes souvenirs que j'ai avec mon père.

Je vous mets en liens les deux disques dont je vous parlais, comme ça, pour illustrer mon histoire qui n'a peut-être d'intérêt que pour moi. Enfin, ZZ Top et Carmina Burana, c'est quand même pas rien !